Depuis quelques semaines, quelques mois peut-être, me revient au ventre cette impression de fatigue, d’extrême lassitude face à ce que le monde devient autour de moi. Je ne parle pas nécessairement de mon cercle à proximité : j’ai la chance d’être généralement très bien entouré, de gens dynamiques, créatifs et inspirants. Je parle plutôt de ce réseau un peu plus large et vaste, de ces commentaires reçus par extension, par hasard parfois, qui abondent dans un sens commun, celui du désengagement.
J’entends énormément parler, depuis les dernières années, de liberté d’expression. J’ai étudié, à l’université, l’idée de censure et de valeur-choc (shock value) en art. J’ai aimé les œuvres limites, dérangeantes, outrageantes par leurs propos ou leurs moyens. J’ai prôné ces œuvres et ces paroles, je les ai célébrées comme des témoignages d’une société saine, d’une société qui se questionne. Jamais jusqu’ici je n’avais senti aussi fort la nécessité d’une limite, d’un mur aux débordements constants que je lis dans la presse comme dans mon fil de nouvelles.
Devant les discours de certains artistes, philosophes, penseurs, chroniqueurs que je respecte autrement, il m’est arrivé d’être en désaccord, de m’insurger, d’être en colère. Je n’ai jamais senti que cette réaction n’avait pas le droit d’être. Je n’ai jamais senti qu’en réagissant à un propos à mon sens inacceptable ou faux, je faisais du tort à la liberté d’expression. Quelqu’un a dit quelque chose, moi je dis autre chose. Chacun ici a fait preuve de sa liberté.
Mais, sensible à l’évolution des mots et de la langue, j’ai un problème avec cette nouvelle acception de la liberté d’expression qui sous-entend qu’on a le droit de dire ce qu’on veut sans s’attendre à ce qu’on questionne notre point de vue, voire qu’on s’y oppose. Il y a un monde de différences entre réagir à un débat dans l’espace public et attaquer personnellement quelqu’un (ou une collectivité) qui a dit quelque chose ou pense quelque chose qui nous déplaît.
C’est pourquoi j’ai envie de solliciter davantage une responsabilité d’expression qu’une liberté. Parce qu’au-delà du droit de dire les choses qu’on a envie de dire, je crois que le fait d’exprimer quelque chose dans l’espace public (et, pour moi, ça devient public dans la mesure où on s’exprime à quelqu’un) nous rend responsables de cette parole. Cela veut dire, pour moi, que lorsqu’une parole qu’on a dite blesse quelqu’un, qu’elle porte préjudice à l’autre, on est responsable de cet impact. J’insiste sur le fait qu’on est responsable, que notre intention soit de blesser ou non. Parce que c’est tout le problème de l’altérité : il ne nous appartient pas à nous de décider si telle ou telle parole est choquante pour les autres. Il nous appartient seulement de prendre conscience, après coup, de l’impact que notre parole a eu et de savoir nous excuser sincèrement. Par humanité. Par respect de l’autre.
Ce n’est pas se draper de beaux sentiments. Je ne prône pas la perfection. Je ne prône pas que nos paroles ne choquent jamais. Mais j’en appelle à la nuance dans le choix des mots, dans les idées sur lesquelles on s’appuie. Je prends pour acquis que l’humain à la base ne souhaite pas faire de mal à l’autre, qu’il souhaite simplement être heureux et se sentir bien. Je prends pour acquis que l’humain est humain. Ce monde qui existe en dehors du monde, cette sphère virtuelle où nous sommes tous collés et attachés, il n’est peut-être pas toujours aussi humain; parfois, il se montre impitoyable et monstrueux.
Cette fatigue qui me terrasse, c’est que j’ai l’impression que trop de paroles visent à blesser, de nos jours. Ce n’est pas de la nostalgie. Ce n’est pas non plus de la rêvasserie. L’attaque est devenue une part normale de notre vie. Lisons le journal, ouvrons la radio, sortons de la maison : il y a de la compétition à chaque pas, de la concurrence, de l’« opinion » à toutes les deux phrases. J’ai de plus en plus l’impression qu’on se sert de la liberté d’expression comme d’un terme parapluie pour défendre une parole qui porte préjudice, qui attaque, blesse, muselle. Chaque fois où je m’exprime dans un débat je me vois me préparer à des attaques. Pas des contrepoints, pas des réponses, des attaques.
Récemment, trois femmes d’opinion au Québec ont choisi de se retirer pour reprendre leur souffle. On a accusé les « trolls », êtres anonymes dont le plaisir serait dans la cruauté de leurs réponses, la violence de leurs propos. Je refuse cette explication. Je refuse qu’on accuse des individus sans visage. Il y a derrière l’anonymat un être qui écrit. Il y a derrière ce masque un visage. Je refuse qu’on mette toute la faute sur la société. Quelqu’un est responsable de cette parole qui blesse, et c’est celui qui l’a écrite. Ensuite on parlera de la société qui les engendre.
Je vois de plus en plus de gens exprimer une opinion en demandant, en imposant qu’on ne leur réponde pas. J’en suis presque là, à demander que finalement ma parole n’ait plus de poids, qu’elle soit vide, pour éviter l’attaque.
Mais je vois aussi de plus en plus de gens faire passer sur le dos de l’opinion des préjugés et des généralisations. Ce n’est pas une opinion. C’est du mépris, c’est de la haine, c’est du jugement, c’est de la condescendance. C’est prendre la parole, oui, mais c’est prendre celle de quelqu’un d’autre, lui arracher la langue de la bouche. C’est tout le contraire de la liberté d’expression.