Derrière la machine à espresso

Fin août, la saison estivale tire à sa fin. La Grave s’est calmée, ses habitants reprennent leur souffle après cet été éclair coloré, tout en intensité. L’été aux Îles. Un de plus au Café.

Neuf années déjà ont passé depuis cette première fois où je suis partie sans payer mon allongé. Comme tant de gens, j’étais restée marquée par le lieu; son histoire, son charme rustique, ses personnages uniques d’ici et d’ailleurs… Un amalgame parfait. Depuis, je n’ai jamais pu décrocher.

Mais chaque année, fin février, le dilemme devient de plus en plus pesant : retourner aux Îles travailler, ou partir découvrir d’autres paysages, de nouveaux visages… Quand l’envie de voyager nous tiraille!

La vie avance, parsemée de chapitres, et je sais que le mien au Café s’achève.

Viendra alors le temps de tirer ma révérence et de donner ma place derrière la machine à espresso, cette bulle estivale dans laquelle j’ai tant vécu…

Les effluves décadents du café fraîchement moulu, puis un latté bien corsé. Quelques bâillements. Le corps au ralenti se réveille tranquillement. Les premiers clients, les habitués, Jean-Marc au piano.

Un petit court-citron pour Serge?

Ces matins tranquilles à regarder la mer-miroir de la terrasse déserte, se racontant des palabres.

Dans la folie d’un dimanche pluvieux, le regard vitreux devant la liste interminable de cappuccinos-bols-décas-pas-trop-de-lait-cannelle-sangrias-blanches-gâteaux-fromage qui s’accumulent impitoyablement, je deviens peu à peu un animal sauvage. Approchez à vos risques et périls.

19 h, debout derrière la cloche à gâteau, l’oreille attentive aux chants de l’accordéon. L’élégante Sonia, sa présence apaisante.

Une petite fille de deux ans, un air de hobbit, danse au son de la musette, les yeux remplis d’étoiles. Doux moment. Les petites frustrations quotidiennes exprimées en coup de vent dans les cuisines : Ça fait quatre fois que le hippie de la douze change de place!!

Les clients excentriques : juillet 2014, ce spécimen chancelant, rebaptisé Mr Florida, entre chaque jour au Café en maillot de bain, dégoulinant et sablonneux, pour commander un ceviche de pétoncles, au grand désespoir des serveurs qui doivent le suivre avec une moppe…

Les clients vedettes : Julie Snyder: Est-ce que je pourrais avoir huit soupes aux lentilles pour emporter??? Euhh…

Mes collègues, ces serveurs d’exception : Bonjour, où est-ce que je peux m’asseoir? N’importe où, je vous conseille sur une chaise!

Assise sur le comptoir, 23 h, soirée de poésie érotique, le Café bondé est en arrêt, captivé. Même les cuisiniers pointent leur nez dans la porte, curieux, pour boire les paroles coquines des artistes invités. Les regards pétillent, espiègles. Des éclats de rire.

Cachée dans le placard à balais, entre deux commandes, l’oreille collée sur la porte du Vieux Treuil, écoutant en catimini une bribe du spectacle des Charbonniers de l’enfer a cappella… Les voix profondes vibrent dans tout mon être. C’est l’extase.

L’excitation confuse de voir apparaître un visage d’ami, venu de loin; lui refile subtilement des retailles de gâteau. Chuuut! Dis-le pas!!!

Sur le toit, en secret, devant l’infini étoilé, pour chercher les Perséides, bien accompagnée.

Les amours insulaires; le voir entrer en douce par-derrière, discret. Faire semblant de rien, le cœur au galop, un sourire en coin. Croiser son regard. Les amours à distance; la tête ailleurs, en dérive vers le continent, jeter des coups d’œil furtifs sur le cellulaire, en attente de mots tendres. Négliger mes commandes. Lâche ton cell! Oups…

Apprendre ébahie que le Café est à vendre. Tristesse. Voir les deux Marie, belles amies, prendre le relais avec leurs mères. Immense bonheur.

La Démesure, les cinémas muets, les cousins Solomon, les shooters de feu, les G-raves, la sirène échouée, les tangos aux chandelles, les sourires chaleureux…

J’ai passé un bel été au Café. Peut-être le dernier.

On verra en février.

 

Andréanne Beaudoin

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