
Chapitre deux
Le pirate échoué marchait sur le sentier. Une terre de grès et d’oxyde peu hospitalière à la culture maraichère. Il avançait sur ce petit chemin sinueux et l’herbe, devenue dorée en ce temps de l’année, lui ouvrait un mince passage le long des falaises et jusqu’à la bourgade. Il arpentait ces quelques milles chaque jour, peu importe ce que le temps lui réservait. On avait l’habitude de décrire les paysages de cette Île avec des mots comme « sublime », « magique » ou « féérique ». C’était convenu. La mer et les plages ont bien peu à faire pour charmer l’errant et révéler l’exotique. À qui prenait le temps de sillonner les splendeurs se révélaient des formes naturelles à la fois magnifiques et effrayantes. Des arbres tordus mais vainqueurs, des vagues apaisantes mais destructrices, des pierres éclatantes mais meurtrières. C’est pourquoi le pirate se méfiait de chercher à qualifier cet endroit et d’y attribuer des caractéristiques définies. « Une Île, c’est tout et son contraire, mais jamais en même temps » se dit-il, en parcourant les champs humides et à l’odeur salée, en ce dernier jour d’octobre.
Le matin, il avait pour destination le port, ou plus précisément, le chantier naval. Il y passait la journée à besogner, à faire du carénage ou appliquer du brai. C’était un travail dur mais honnête. Sur l’heure du dîner, lorsqu’il profitait de la seule pause de la journée, il appréciait être si près des quais. Il admirait les pêcheurs, non loin, partis tendre les plus vieux pièges de l’humanité sur des poissons bientôt empêtrés. Voilà un spectacle bien simple qui justifiait autant de travail quotidien. Entretenir un navire, un par un, pour en faire une flotte. Réunir des hommes et chercher à en faire un équipage, uni. Les offrir à la mer, pour qu’ils en fassent une guerre ou un commerce ou une récolte. Toujours dans l’unité, ensemble et à la fois si seuls. La morue, infinie, envahissait les barques au plus grand plaisir des pêcheurs. Et tout juste au-dessous de ces hommes de vagues et de vent, le loup-marin se demandait, dans les profondeurs, pourquoi on s’en prenait ainsi à son déjeuner.
Travailler pour un foreman, n’était pas toujours commode. Même si celui-ci avait l’habitude d’être plus tolérant et moins sévère que bien d’autres, ça demeurait un travail très mal payé. Chaque soir, une fois le quart terminé, la plupart des travailleurs aimaient traîner un peu, afin de jouer aux dés, de vider un flasque et de parier sur la prochaine partie de bras de fer. Plusieurs s’en tiraient bien, d’autres finissait la journée moins riche qu’ils ne l’étaient au matin. Le pirate préférait ne pas rester et plutôt reprendre rapidement son sentier. Le peu d’argent qu’il gagnait, il parvenait à le mettre de côté. Encore un an, peut-être deux, et le projet de reconstruire un nouveau voilier serait réalisé. Quel rêve, que de vouloir reprendre la mer, surtout lorsqu’on fait partie des échoués. Autour de lui, au chantier, bien d’autres avaient vu pire. Des naufrages horribles dans des eaux glacées et impitoyables dont rares étaient ceux qui vivraient pour en raconter l’histoire. Ici, à quai, on était sain et sauf, mais surtout saoul! Et bien souvent malheureux… « La mer détruit les navires, la terre détruit les hommes », dit-on.
Il regagna la cabane de pierre et de cèdre qu’il avait quitté au matin. Cette jolie habitation était le lieu de sa pause obligée, car le vent ne soufflait plus sur ses voiles maintenant englouties. Il voulait n’en faire qu’une halte passagère, le temps de se refaire et de se remettre sur pied. Quand il songeait à la suite de son parcours et aux nouveaux endroits à découvrir, quelque chose le retenait. Était-ce elle? Sa voix? Sa générosité? Elle qui l’avait accueilli ici, chez elle. Celle qui l’avait repêché lorsque ses projets volèrent en fracas sur les berges. Elle lui inspirait le calme dans cet endroit qu’elle connaissait depuis toujours. Le littoral l’avait vu naître et la verrait encore longtemps. Dans sa folie bien à elle, elle avait développée une technique afin de récupérer les trésors de la mer et d’en faire des produits uniques. Avec les algues de la nourriture, avec les pierres des outils, avec les coquillages des bijoux. Autrefois, on la jugeait excentrique, sa méthode était aujourd’hui presqu’une mode. Cette femme qui cueillait des pierres l’avait conquis. Il est si dur d’être bien avec autrui et maintenant ils s’étaient trouvés, mais ne s’étaient rien promis. L’hiver allait prendre bien son temps avant de s’installer. Sa présence, pourtant, planait déjà depuis que le soleil reculait chaque jour, de quelques degrés. Il pensait à partir et elle, à rester.
« C’est comment l’hiver ici? » demanda le pirate pendant qu’ils soupaient ensemble. « Je veux dire, tu ne te sens pas loin de tout? Isolée du reste du monde. Prise dans la neige et les glaces? » Elle prit un air très amusé et lui rétorqua :
« Ah! Tous ceux qui atterrissent ici ont la même question! Vous faites quoi l’hiver?
— Ce n’est pas ce que je veux dire…
— Non ça va! On est habitués ici à ces questions, elles sont juste très fréquentes… Et c’est normal de s’interroger de la sorte. Un peuple qui vit de la mer, que fait-il une fois la mer gelée? Certains font comme les ours et ralentissent le rythme, bien encabanés.
— C’est ton cas?
— Oui et non… D’un côté on n’a pas le choix, car le temps est souvent dur et c’est le vent qui décide. C’est comme la voile, au fond, non?
— En effet, faut s’adapter, être patient.
— Au village il y a des petites soirées, toujours arrosées, afin de rester bien au chaud. Ils y sont moins nombreux qu’en été donc… ils vont davantage se coller! Personnellement, je ne me sentirai jamais isolée sur mon Île c’est comme…
— Ton Île? Haha!
— En partie oui! Écoute, laisse-moi te raconter une histoire. Du temps que mes parents étaient encore en vie et alors que j’étais encore toute jeune, quelque chose d’extraordinaire est arrivé ici. Nous vivions dans cette même maison, celle que les parents de ma mère ont construite. Près de la fenêtre, celle qui est juste là, nous étions rassemblées, mes sœurs et moi à joueur à nos jeux habituels et qui pouvaient nous amuser durant des heures. C’était le soir et le ciel était magnifiquement éveillé grâce à une lune gibbeuse très haute qui nous permettait de voir loin sur les glaces. Nous étions en mars, un mois sublime, et je me souviendrai toujours, c’est là que j’ai vu comme un phare qui nous appelait, qu’une toute petite lumière au loin. On se mit à la fixer, mes sœurs et moi, et on vit rapidement qu’elle s’avançait vers nous. Puis, la lumière devint double et puis triple. On se rendit enfin compte que c’était une douzaine de lampes, qui valsaient dehors, dans le froid glacial, qui s’avançaient sur les glaces. Quand finalement ces étranges lumières venues de loin ont gagné les berges, nous sommes allées à leur rencontre. Quelle était notre surprise quand nous avons rencontré ces femmes et ces hommes, des jeunes et des plus vieux, arrivés ici en convoi. Comme une caravane qui traversa le désert de glace.
— C’est pas vrai!
— Si, si, je te jure. Ils avaient quittés le continent pour venir nous rejoindre, ici, sur notre île. Bravant les glaces, ils trainaient tout leur pactole dans des barques adaptées pour qu’elles glissent sur la banquise. Ça leur avait pris deux semaines je crois.
— C’est pas de la bravoure, c’est de la folie! Ils auraient pu mourir… combien de crevasses ils ont évités tu crois? Le continent est à quoi, 200 milles?
— Ils se sont installés sur nos terres durant un an. Ils ont quitté l’année suivante, de la même manière qu’ils sont arrivés : en plein hiver, par les glaces!
— Pas croyable!
— Tu n’es pas le seul à en douter. Même ceux du village, qui ont pu les rencontrer quelques jours après leur arrivée, racontaient toutes sortes d’histoires pour expliquer l’exploit. Comme quoi la nature avait épargné ces fous qui osaient marcher sur les eaux! Faut dire que ce genre d’étrangeté fait peur aux incrédules. L’hiver des douze sorciers, c’est comme ça qu’on désigne cette année. J’avais neuf ans.
— Les gars au chantier, ils parlaient l’autre jour d’une sorcière qui vit en haut du petit rang, par le boisé, ça a rapport?
— C’est probable qu’ils ne soient pas tous partis. Je ne sais pas trop. Je les ai vu arriver, nous les avons accueillis ici, quelques jours, puis ils se sont installés ailleurs sur l’Île. Un peu comme des gitans. Donc, tu vois, nous ne sommes pas isolés ici. Et l’hiver réserve les plus belles surprises qu’on puisse imaginer.
— On dirait que tes rencontres impromptues arrivent toujours par la mer!
— Ha! Ha!
— C’est en effet, toute une histoire. J’ai peine à y croire. Avec des barques qui glissaient? Wow. Elles sont où tes sœurs aujourd’hui?
— Parties depuis quelques années, elles vivent sur d’autres îles maintenant. Je m’en ennuie un peu parfois. Il nous arrive de nous revoir à l’occasion. C’est agréable, ensemble, nous demeurons toujours enfant.
— Et vous jouez encore aux mêmes jeux qu’avant?
— Précisément!
— C’est-à-dire?
— Comme toujours, nous chantons près de la mer. »
À SUIVRE…
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Une réflexion sur “Chapitre 2 – Le loup, la sorcière, la sirène et le pirate”