Éloge de la solitude

31 décembre. L’écran de l’aéroport n’affiche aucun retard prévu. J’arriverai dans un délai raisonnable au traditionnel réveillon familial du Jour de l’An.

Je suis en proie à une crise d’anxiété sans bon sens. J’appréhende déjà ce moment où je mettrai les pieds dans l’univers familial, moment lors duquel je me ferai torpiller par un flot infini de questions redondantes, de commentaires opiniâtres et de platitudes auto-référentielles répétées d’une année à l’autre par une fratrie en déficit d’affection. Je regrette d’avoir accepté l’invitation de mon oncle à me rendre dans sa banlieue-dortoir où les trottoirs n’ont pas encore été inventés et où chaque maison est identique dans sa fadeur.

Déjà, les passagères et passagers montent à bord du Dash-8 qui nous mènera à destination. Il y a un jeune couple qui semble partir pour un quelconque pays du Sud où les touristes boivent jusqu’à en oublier leur nom. Il y a une dame d’un certain âge qui semble incertaine de sa propre présence. Il y a un adolescent, seul, qui porte une paire d’écouteurs presque aussi grosse que sa tête et qui évite le regard des autres. Les autres passagers ne m’ont pas laissé d’impression particulière.

 

Sitôt atterri, j’attends le taxi. Mon cerveau en profite pour ramener à ma mémoire toutes ces années passées à faire comme si j’étais sans famille, à célébrer seul ou avec des ami‑e‑s . Oh, ce n’est pas par snobisme; je n’ai simplement aucun atome crochu avec ces gens. Au souper, devant un étalage surabondant de nourritures riches, verres de vin à la main, l’un me parlera des performances d’équipes sportives dont je connais à peine les noms, l’une me débitera les succès scolaires de ses enfants à qui je n’ai jamais parlé, l’autre me décrira les dernières élections municipales en me récitant presque par cœur une sélection d’opinions lues dans un journal populaire. On me demandera si je compte bientôt avoir des enfants, on me demandera si j’aime mon travail, on me demandera dans combien de temps je compte revenir dans le boutte. À toute ces réponses, je jouerai le jeu et émettrai des réponses sans conséquence, en repensant à la célèbre phrase de Pierre Gringore «mieux vaut être seul que mal accompagné».

Ce soir, j’omettrai volontiers de me dévoiler à des gens qui n’attendent de moi qu’une présence; des gens qui pourront enfin se vanter à leurs collègues et ami‑e‑s d’avoir une famille unie et complète; des gens qui, dans une silencieuse réciprocité, n’ont aucun intérêt réel à me connaître. Je déserterai la vivacité de mes sentiments et de mes idées pour leur substituer la pâleur de la politesse et de la respectabilité. Je deviendrai cette personne définie par le contenu de son curriculum vitae, toujours adaptée au contexte. J’afficherai sur mon visage le même sourire insignifiant que toutes ces personnes que je verrai et à qui je n’ai rien à dire. Je ferai mon devoir de citoyen familial, en diluant mon anxiété dans l’alcool et le gras.

 

Le taxi m’amène dans le quartier où habitent mon oncle et sa conjointe. Les édifices identiques et sans âme se succèdent, néanmoins rendus temporairement plus vivants par des guirlandes de lumières multicolores qui font scintiller le tapis de neige. Les rues portent des noms de fleurs qui ont disparu des environs sous des couches d’asphalte, de gravier et de gazon industriel.

J’ai mal à la tête. Je sens le stress qui monte en moi. Je paie le chauffeur, puis me dirige vers la porte de la maison. J’entends déjà des voix d’hommes un peu pompettes qui rient fort. Je sonne. J’entends des exclamations, des pas qui se rapprochent de la porte. La porte s’ouvre. J’affiche mon plus beau sourire et je m’écoute lancer les mots suivants: «Bonne année!»

Trame:

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